RÉFORME DES RETRAITES : LE POUR ET LE CONTRE
Le Monde, 8 juin 2003

Quelle réforme pour les retraites ? Quel diagnostic pour la crise ? "Le Monde" met face à face deux visions différentes de l'avenir de notre société, celle de l'économiste René Passet, théoricien de l'altermondialisme, et celle de Raymond Soubie, spécialiste du social

 

N'y a-t-il pas un paradoxe à voir le mouvement social se développer alors que la philosophie de la réforme du gouvernement est la défense du système par répartition ?

Raymond Soubie. - Le mouvement social actuel est, pour l'essentiel, concentré sur le secteur public. Le secteur privé n'est pratiquement pas dans la grève ; et dans les manifestations elles-mêmes, les salariés du public sont largement majoritaires. Il faut donc distinguer : il y a, d'un côté, la réforme des retraites, de l'autre le problème d'un malaise préexistant d'un secteur public confronté à une perte de repères, à une absence de définition suffisamment précise de ses missions, et à une réelle insuffisance - pour ne pas dire plus - de la politique des ressources humaines. Voilà pourquoi la réforme provoque cette réaction alors même que son objectif est de conforter la répartition. Ajoutons à cela le fait que, jusqu'en 2008, le plan Fillon concerne beaucoup plus le public que le privé.

Passet. - Je partage votre analyse de la situation du secteur public. Je pense aussi que, par tactique, le gouvernement est tenté de dresser le privé contre le public alors qu'ils sont complémentaires. Par ailleurs, je suis d'accord pour ne pas prendre le problème de manière étroitement comptable. La question des retraites doit être replacée à la fois dans le mouvement historique qui mène l'économie et en tenant compte de la mutation démographique qui la transforme. Ces deux éléments ont des incidences fortes. Le changement démographique étalé dans le temps que nous allons vivre peut-il être absorbé par la nation, par l'économie ? Telle est la question première.

Est-ce le secteur public ou l'ensemble de la société qui est désorienté ?

Soubie - Je compléterais ce que j'ai dit sur deux points. D'abord, si jusqu'en 2008 l'essentiel des mesures concerne le secteur public, après cette date l'allongement de la durée de cotisation concernera tous les salariés. La réforme dite Balladur de 1993 n'a pas touché le public. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle elle est passée - si je puis dire - comme une lettre à la poste. De la même manière, si aucun gouvernement n'a tenté jusqu'ici une harmonisation public-privé, c'est qu'ils ont tous été tétanisés à l'idée de toucher aux règles du public. Et si, contrairement à ses voisins européens, la France n'a pas fait pas de réforme, c'est que tout le monde savait qu'une certaine harmonisation constituait un préalable à toute nouvelle réforme. On y est.

D'accord, le comportement du gouvernement n'est pas dénué d'arrière- pensées tactiques. Mais, sur le fond, sa réforme est-elle assise sur un bon diagnostic ?

Passet - C'est effectivement une question centrale. A mon sens, ce qui caractérise notre époque, c'est le bouleversement complet du mode de fonctionnement des appareils économiques. C'est ce que le paléontologue André Leroi-Gourhan définissait comme une sortie du néolithique. Aujourd'hui, avec l'ordinateur, la révolution des moyens de communication, nous entrons dans une phase où les éléments moteurs de l'économie se déplacent de l'énergie vers l'immatériel. C'est-à-dire vers l'information, le savoir, la recherche, toute une série d'éléments qui sont des biens collectifs - Pasteur disait que le savoir est un patrimoine de l'humanité. Aujourd'hui, ce sont des complexes intégrés hommes-machines immergés dans une société qui produisent, et on ne peut pas décomposer la productivité de l'un et de l'autre.

Le fonctionnement de la société est un élément tout à fait déterminant du bon fonctionnement de l'économie : sans un bon système de santé, sans un bon système éducatif, sans un bon système de communication, etc., une économie ne fonctionne pas. Et c'est là où on retrouve notre problème public-privé : la performance de l'économie est une performance de l'ensemble. Quand on dit que le travailleur français est dix fois plus productif que tel autre, ce n'est pas vrai... C'est la société française qui est dix fois plus productive.

C'est cela qui vous amène à minorer la question démographique ?...

Passet - C'est cela qui m'amène à dire que ce fameux rapport démographique, ce rapport de dépendance, n'est pas significatif. Reprenons les chiffres du rapport de l'ancien commissaire au Plan, Jean-Michel Charpin. Il nous dit qu'actuellement dix travailleurs doivent financer les retraites de quatre personnes et qu'en 2040 ils devront en supporter sept...

Le raisonnement semble imparable. Mais il faut tenir compte des gains de productivité, qui modifient complètement la perspective.

C'est-à-dire ?...

Passet - Les hypothèses du Conseil d'orientation des retraites (COR), comme celles du rapport Charpin, aboutissent pratiquement pour 2040 à un doublement du PIB qui s'établira à 3 000 milliards d'euros. Si, selon le COR, les retraites entrent pour 18 % de ce total, cela représente 540 milliards, laissant disponibles, pour les actifs et l'investissement, 2 460 milliards, presque le double d'aujourd'hui. Le problème est d'autant moins un problème de capacité de la nation à supporter cette charge-là qu'il s'étale sur quarante ans.

Soubie - Je ne suis pas du tout d'accord. S'il y a un sujet sur lequel il y a eu un examen long et consensuel, c'est bien celui de la projection de la situation financière des régimes de retraite. Il y a eu le Livre blanc de Michel Rocard, suivi de nombreux travaux, dont le rapport Charpin. Enfin sont venus les travaux du Conseil d'orientation des retraites, qui ont modifié sur certains points les hypothèses du rapport Charpin. Le diagnostic du COR est partagé par les experts, par l'ensemble des syndicats qui y siègent et par les politiques de tous bords. Aujourd'hui, il y a une dissension sur les modalités de la réforme entre organisations syndicales confédérées, mais pas sur le diagnostic. Cela explique la gêne d'une partie de la gauche.

L'évolution des régimes de retraite dépend de deux catégories d'éléments : les données démographiques et les données économiques, dont l'évolution de la productivité du travail. Prenant en compte ces deux facteurs, le COR a estimé le besoin de financement des régimes de retraite en 2020 à 43 milliards d'euros, dont 15 milliards pour les régimes privés. En 1960, il y avait quatre actifs pour un retraité et aujourd'hui deux actifs pour un retraité. En 2040, il n'y aura plus qu'un actif pour un retraité. Sur le volet démographique, tout est joué, ou presque. Sur le volet économique, il y a plusieurs grands sujets à prendre en compte dont, effectivement, la productivité du travail. Dans le scénario dit central du COR, l'hypothèse retenue est une progression de cette productivité de 1,6 % par an. Or, sur les trente dernières années, ce taux n'a cessé de baisser. Il était de plus de 3 % il y a trente ans ; il est de 1,3 % depuis les années 1990. Cela veut dire que le COR a prévu un redressement que rien ne garantit.

Par ailleurs, ce que René Passet n'a pas dit, c'est que toutes les hypothèses du COR sur lesquelles la réforme est construite sont très optimistes en matière de chômage. Les simulations prennent en compte un taux de chômage de 4,5 %, alors que nous sommes autour de 9 % aujourd'hui. Je crains donc beaucoup que les déficits soient supérieurs à ceux prévus par le COR. De plus, ce dernier parie sur une croissance annuelle de 2,5 % d'ici à 2010 et de 1,5 % entre 2010 et 2020. Actuellement, nous sommes en deçà...

Peut-être pourrait-on prendre plus sur un PIB lui-même croissant pour couvrir le besoin de financement des retraites, s'il n'y avait que celles-ci à financer. Mais il y a aussi la santé, le progrès technique, les biotechnologies, la recherche et développement (R & D), bref l'avenir. Il serait donc très dangereux de dire que la croissance peut tout régler. C'est un pari pascalien à l'envers. Là, je crains qu'on ne risque tout. Supposez qu'il n'y ait pas de réforme, qu'on s'aperçoive que tout cela n'est pas financé... alors notre système de retraite par répartition pourrait imploser !

Passet - J'ai voulu m'en tenir, dans un premier temps, à la question de la capacité, pour la nation, d'absorber le choc, sans aborder encore la question du financement. De ce point de vue, je veux souligner qu'un taux d'accroissement de la productivité de 1,3 % suffit à ma démonstration et que l'abaissement apparent de ce taux s'explique en grande partie par l'accroissement de sa composante immatérielle, que nous ne savons pas mesurer.

Sur certains points, je suis plus prudent que ne l'est le COR. Ses simulations centrales sont assises sur un retour progressif au plein emploi, avec un taux de chômage ramené aux alentours de 4,5 %, contre plus de 9 % actuellement, et un allongement de neuf ans de la durée de cotisation. Or ces deux hypothèses se détruisent l'une l'autre.

Soubie - Pour être précis, le COR ne dit pas qu'il faut allonger de neuf ans les durées de cotisation. Il dit que si, entre les différents paramètres possibles pour résoudre le problème de financement, on ne jouait, par hypothèse, que sur celui de la seule durée de cotisation, alors c'est effectivement à une prolongation de neuf années qu'il faudrait procéder.

Passet - Mais on se focalise trop sur le seul rapport retraités/actifs. Or l'accroissement des plus de 60 ans s'accompagne de la diminution relative des tranches jeunes. De sorte que la charge effective pour les actifs évolue de façon beaucoup moins défavorable qu'on ne le dit : elle baisse jusqu'en 2020 et dépasse à peine son niveau actuel en 2040, cependant que le PIB aura doublé.

Vos diagnostics sont donc opposés. Entre le gouvernement et l'ex-majorité plurielle, l'écart de diagnostic n'est, lui, pas très sensible...

Passet - C'est vrai qu'il y a une gêne de l'ex-majorité plurielle, dont le diagnostic sur les retraites était très voisin de celui que fait aujourd'hui la droite. C'est d'ailleurs pour cela que la gauche politique est pratiquement absente du débat. Il y a un discours dominant tellement martelé qu'il finit par imprégner les esprits... même de gauche.

Parce que vous, René Passet, vous êtes capable d'élaborer un contre- plan ?

Passet -Je n'ai pas cette prétention. J'ai juste la conviction que la plus mauvaise des solutions, c'est l'allongement de la durée de cotisation. Mais cela ne m'exonère pas de réfléchir - nous y reviendrons - à d'autres pistes...

Pourquoi la plus mauvaise des solutions ?

Passet - Parce qu'elle tourne le dos à une tendance lourde de l'évolution économique qui est la relève du travail par les technologies. En France, en 1896, il y avait 18 millions de travailleurs qui fournissaient 55 milliards d'heures de travail ; en 1996, on en recensait 22 millions qui fournissaient 35 milliards d'heures de travail. Et dans le même intervalle, le pouvoir d'achat individuel a été multiplié par huit. Enfin, la durée annuelle du travail individuel a baissé d'un peu plus de 3 000 heures à un peu moins de 1 600 heures.

Si on évoque la durée totale du cycle de vie, les choses sont encore plus spectaculaires : en 1850, le travail représentait 70 % de la vie éveillée d'un homme ; en 1900, ce n'est plus que 43 % ; et aujourd'hui, le taux est de l'ordre de 17 %. C'est une tendance lourde que personne ne peut négliger. Cela s'appelle aussi progrès social et partage des gains de productivité. Rien d'autre ne peut donner sens à l'activité économique.

Le raisonnement est intellectuellement plaisant. Mais, sur le plan comptable, il ne règle pas le problème de financement du régime des retraites.

Passet - Je n'ai pas encore abordé l'aspect comptable. Les effets de l'allongement de la durée du travail ne peuvent être pensés indépendamment de ce phénomène. De deux choses l'une. Si, contrairement aux perspectives gouvernementales, la durée de cotisation ne repart pas à la hausse, il y aura de moins en moins de cotisants à profiter d'une retraite à taux plein. La baisse des pensions prévisible est de l'ordre de 20 % à 30 %. Dans l'hypothèse contraire, si la durée d'activité s'allonge, alors le scénario est également catastrophique, sinon plus : on conserverait au travail des personnes âgées qui ont perdu leur dynamisme, leur créativité, au détriment des jeunes. En fermant la sortie du marché du travail, on bouchera du même coup l'entrée. On substituera des chômeurs à des retraités.

Soubie - Je suis évidemment d'accord avec vous sur la tendance séculaire à la réduction de la durée du travail. Mais je ne vous suis pas sur les deux hypothèses que vous dessinez, ensuite. Pour simplifier, vous pensez que faire partir plus tard à la retraite des salariés de plus de 55 ans risque de conduire à une hausse du chômage, alors que si ces salariés partaient rapidement à la retraite, leur emploi pourrait être occupé par des salariés plus jeunes. C'est une opinion assez communément admise, mais c'est l'inverse, en fait, qui se produit. Aujourd'hui la France est l'un des pays industrialisés qui a le taux d'activité parmi les plus bas : nous sommes au 23e rang des 29 pays de l'OCDE. Prenez la tranche d'âge des 55-64 ans : le taux d'activité, qui est de 34 %, est l'un des plus bas d'Europe. Mais surtout, on s'aperçoit que plus le taux d'activité est élevé, plus le taux de chômage est bas. Ce paradoxe n'est qu'apparent, parce que plus une société a d'actifs dans les différentes tranches d'âge, plus aussi elle manifeste de dynamisme, et plus, en bout de course, elle crée des emplois.

Passet - D'accord, mais cela ne dément pas mon raisonnement.

Soubie - Si, parce que du même coup, on ne peut pas prétendre qu'un allongement de la durée d'activité pourrait entraîner un creusement du chômage. Et puis, il y a une objection à votre thèse : les entreprises qui ont souvent eu une fâcheuse tendance à multiplier les préretraites vont devoir maintenant faire l'inverse, c'est-à-dire retenir les salariés de plus de 55 ans. Tout simplement parce que, autrement, elles ne pourraient plus faire face à la perte d'expérience et de compétences liée aux départs massifs des baby-boomers devenus papy-boomers.

Passet - Vous évoquez l'expérience des anciens et j'évoque la créativité des jeunes. Par ailleurs, le paradoxe que vous évoquez n'en est pas un : ce n'est pas l'emploi des anciens qui stimule la croissance et provoque l'emploi des jeunes ; c'est la croissance qui stimule l'emploi par les deux bouts et peut laisser croire à ce paradoxe.

Votre diagnostic, Raymond Soubie, vous conduit-il à approuver le plan du gouvernement ?

Soubie - Nous sommes devant des déficits qui seront abyssaux, si rien n'est fait, de l'ordre de 43 milliards d'euros en 2020. Quels outils peut-on manier pour combler ces déficits ? Dans le rapport du COR, ils sont clairement inventoriés : on peut jouer soit sur le niveau des pensions, soit sur celui de l'allongement de la durée de cotisation, soit sur l'augmentation des cotisations, soit encore on peut développer les systèmes par capitalisation.

Quel choix fait donc le gouvernement ? Il joue d'abord de la durée de cotisation, sa réforme couvrant à peu près 42 % des besoins de financement d'ici à 2020. Et pour boucler le dispositif, il fait comme vous, René Passet : il envisage deux hypothèses. Soit le COR ne se trompe pas dans ses simulations, auquel cas une majoration jusqu'à 3 points des cotisations vieillesse pourrait intervenir à partir de 2008, mais cette hausse pourrait être compensée par une baisse des cotisations chômage, avec au total, une stabilité des prélèvements. Soit le COR se trompe sur les évolutions prévisibles du chômage, auquel cas, il faudra accepter une majoration globale des prélèvements. En clair, le gouvernement a choisi prioritairement un allongement de la durée de cotisation et, à titre subsidiaire, si nécessaire, une hausse des cotisations.

Et il a raison de faire ce choix ?

Soubie - Si l'on se place du point de vue de l'équité entre les générations, il est clair qu'un allongement de la durée de cotisation est beaucoup plus juste qu'une hausse des cotisations, car dans le premier cas, tout le monde porte son poids du fardeau, tandis que dans le second, ce sont les jeunes qui seront les plus concernés. On peut donc penser que des retouches peuvent être apportées au plan gouvernemental, mais il est intellectuellement difficile de concevoir un plan dont l'architecture soit radicalement différente. Je ne voudrais pas suggérer qu'après la "pensée unique" il y a la "réforme unique". Mais enfin ! Il n'y a pas 36 000 solutions...

Et vous, René Passet, à quelle réforme songez-vous ?

Passet -J'en viens enfin à la question du financement. Les richesses existent : comment les mobiliser ? Je constate tout d'abord qu'entre les 40 % que représentent les revenus du capital dans la valeur ajoutée et ce qu'ils représentent en tant que matière imposable apparaissent des différences considérables. Une bonne part de celles-ci correspond à des compensations de dépréciation de capital et d'amortissement qu'il faut respecter. Mais près de la moitié de ces "fuites" représentent des avantages, dérogations et autres, dont bénéficient plus particulièrement les revenus les plus élevés et forment un premier gisement qu'on pourrait sérieusement explorer.

Il est d'autres solutions que je ne proposerai pas pour notre problème, bien que certaines correspondent à des politiques que j'estime souhaitables. La taxation des gains spéculatifs, si elle me tente fort, repose ainsi sur une base beaucoup trop incertaine pour asseoir un besoin de financement durable.

La taxation des mouvements spéculatifs, style taxe Tobin, permettrait en principe, comme un calcul rapide m'a permis de le vérifier, de fournir les 15 milliards d'euros que M. Fillon cherche pour le régime général. Mais je ne veux pas mélanger les genres et proposer une solution que beaucoup contestent dans sa faisabilité.

Les 10 points de valeur ajoutée perdus par les salaires dans les années 1980 représentent 150 milliards d'euros, presque l'équivalent du montant total des retraites actuelles. Les rétablir constituerait un excellent moyen d'élargir l'assiette du financement de ces dernières. Mais cette voie que j'estime tout à fait souhaitable demandera du temps, et je veux proposer des solutions plus directes.

Alors, quelles autres solutions ?

Passet - Il y a d'abord une première piste, celle des charges sociales, salariales et patronales, même si, à long terme, ces dernières retombent en fait sur les salariés. Je donne cette précision pour prévenir les cris d'orfraie du patronat. On ne peut guère l'écarter, si on veut éviter une baisse des pensions.

En second lieu, l'impôt progressif. J'y vois un avantage : améliorer la progressivité, c'est toucher d'autres revenus que ceux du travail. Les 10 % des revenus les plus élevés détiennent 50 % du capital. En outre, les tranches du barème les plus élevées englobent des revenus qui sont, aussi, ceux de l'épargne non investie. Le Danemark finance son système de retraites par l'impôt sur le revenu, et cela marche très bien ! Au lieu de cela, le gouvernement français promet une baisse de 30 % en 5 ans, qui représente les 15 milliards dont le régime général a besoin sur 20 ans. Renoncer à cette baisse devrait être du domaine de l'évidence.

La CSG, enfin, a été créée pour cela. Elle touche une assiette plus large que les cotisations sociales. Dans ma perspective, il faudrait en faire un prélèvement progressif.

Autant de pistes auxquelles, Raymond Soubie, vous ne pouvez pas souscrire ?

Soubie - Ce que je constate, c'est que René Passet écarte l'allongement de la durée de cotisation et choisit la voie des prélèvements.

Passet -Si on veut être sérieux, on ne peut pas refuser toutes les solutions...

Soubie - Une remarque, tout de même ! La voie des prélèvements fait peser l'essentiel de la charge sur les générations futures. C'est vrai en tout cas pour les charges sociales sinon pour l'impôt sur le revenu ou la CSG. Elle n'est donc pas favorable aux jeunes générations. Deuxième remarque : si on prend cette voie, la hausse qui devrait être décidée pour faire face aux besoins de financement serait si impressionnante qu'elle serait forcément très mal acceptée. J'ajoute que les mesures qui, pesant sur les entreprises, freineraient la création de richesses, vont à l'opposé de ce que l'on cherche. Je ne veux pas ici ouvrir un autre débat, celui des handicaps à la croissance que connaît la France. Mais veillons tout de même à ne pas les aggraver. Et, concernant l'impôt sur le revenu, plusieurs choses me gênent, dont son assiette, en France, qui est très étroite ; ce n'est donc pas un très bon instrument dans le cas des retraites.

Enfin, en réponse à René Passet, qui fait référence au Danemark, moi, je préférerais prendre en exemple la Suède, qui, en 1999, a décidé une réforme, instaurant un système autorégulé et à cotisations définies qui permet aux salariés de choisir leur départ quand ils le souhaitent.

Passet - C'est un système qui me convient.

Soubie - A moi aussi. Mais serait-il accepté ?

Passet - Je voudrais néanmoins faire trois remarques finales pour ce qui me concerne : la solidarité des générations ne me paraît pas en cause dès lors que la génération qui paie aujourd'hui sera la génération bénéficiaire demain ; le montant de la charge ne doit pas être exagéré car les 43 milliards d'euros que l'on cherche représentent 3 %, étalés dans le temps, d'un produit national croissant ; enfin, je me refuse à ne considérer l'impôt que comme une charge : celle-ci n'est que le côté négatif d'un projet social et ne peut être jugée indépendamment de ce dernier. Le montant des prélèvements sociaux, qui est de 45 % en France, s'élève à 52 % en Suède et à 50 % en Norvège, où pourtant l'économie ne fonctionne pas si mal.

Propos recueillis par Claire Guélaud et Laurent Mauduit

 

René Passet

Chaleureux et didactique, toujours très convaincu mais jamais sectaire, René Passet (76 ans) est l'une des grandes figures du mouvement altermondialiste français et de l'association la plus connue de cette mouvance, Attac, dont il a longtemps été président du conseil scientifique, avant de passer la main à son ami Dominique Plihon.

Auteur d'une bonne vingtaine d'ouvrages, René Passet, qui s'exprime ici en son nom personnel et non en celui d'Attac, s'est d'abord fait connaître avec L'Economique et le Vivant (édité par Payot en 1979 et réédité par Economica en 1996). Couronné par l'Académie des sciences morales et politiques, l'ouvrage posait les premiers jalons en France de ce que l'on a ensuite appelé le développement durable. Cofondateur d'Attac, l'économiste-militant a ensuite mis ses grandes connaissances et sa culture au service de sa cause. Beaucoup plus rigoureux que d'autres, dans une mouvance où le mot d'ordre ou l'incantation peuvent parfois l'emporter sur la démonstration, il a résumé son combat dans un autre ouvrage, L'Illusion néolibérale (Fayard 2000).

Alors que dans les courants antilibéraux français, beaucoup affichent une filiation ancienne avec l'extrême gauche, René Passet fait exception. Secrétaire national des Jeunes de la gauche européenne, au lendemain de la Libération, dans la filiation intellectuelle d'André Philip, un socialiste un peu oublié, qui disait que le socialisme était "souple dans la doctrine, précis dans le programme et irréductible dans les valeurs" ou de Robert Buron, René Passet, n'a plus, ensuite, manifesté d'attache dans un parti politique.

Professeur émérite de sciences économiques à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, il court partout défendre ses convictions - un jour en Espagne, pour débattre avec des syndicalistes, le lendemain à l'île de la Réunion, pour rencontrer des lycéens ou des professeurs d'économie -, mais se montre tout autant respectueux de celles des autres.

 

 

Raymond Soubie

Le social, que Raymond Soubie pratique depuis 35 ans, a aussi peu de secrets pour lui que l'opéra, qu'il adore. A 63 ans, le président d'Altedia, un des poids lourds français du conseil en ressources humaines, connaît tout ce que la France compte de ministres du travail, de dirigeants syndicaux et patronaux, de capitaines d'industrie et de grands directeurs des ressources humaines (DRH), de hauts fonctionnaires et de responsables politiques. Diplômé de l'Ecole nationale d'administration (ENA) - promotion Pascal -, il est entré, en 1969, au cabinet de Joseph Fontanet, à l'époque ministre du travail de Georges Pompidou. Depuis lors, ce Bordelais, juriste de formation, n'a cessé de travailler sur le social sous toutes ses formes : les relations professionnelles, l'assurance-maladie, l'emploi, l'actionnariat salarié...

Conseiller social de Jacques Chirac (1974-1976) et de Raymond Barre (1976-1981) à Matignon, il est un des spécialistes les plus écoutés de la droite. Mais aussi de la gauche. Entre autres missions, il a participé à la commission Raynaud, à laquelle Edouard Balladur avait demandé, à son arrivée à Matignon en 1993, d'évaluer la situation économique et sociale. En 1997, il a présidé, à la demande de Jacques Barrot, alors ministre du travail, un groupe d'experts sur la flexibilité de l'emploi.

Ancien directeur de Liaisons sociales et ancien président du Théâtre national de l'Opéra de Paris (1987-1988), cet homme affable, qui cultive l'esprit de finesse, ne manque pas d'humour. A François Fillon, qui lui demandait récemment comment le gouvernement Barre avait pu, en pleine crise, faire le pari d'une amélioration rapide de la situation de l'emploi, il fit cette réponse : "Nous avions tout simplement oublié les femmes et leur arrivée massive sur le marché du travail !" Une manière de témoigner de la difficulté de l'action publique. Altedia, le groupe qu'il préside, est chargé de la communication du gouvernement sur la réforme des retraites.